Les Chypriotes sont considérés comme des Russes, les Israéliens regardent la ville côtière
Dans la ville côtière de Limassol, au sud de Chypre, les entreprises russes et ukrainiennes fuyant les conditions de guerre et les investisseurs israéliens pariant sur l'immobilier ont fait grimper les prix et expulsé les résidents locaux.
Eleni Constantinidou est l'une d'entre elles, enceinte lorsque son propriétaire a résilié son bail. Incapable de trouver un logement abordable dans sa ville natale, la Chypriote a été forcée d'emménager avec ses parents, son mari et son enfant.
En 2016, il lui a coûté 400 euros (438 $) pour louer un appartement en bord de mer dans la deuxième ville de Chypre où vivent environ 176 000 personnes.
Désormais, le loyer est de "1.500 euros au minimum pour un appartement de deux chambres", a-t-elle expliqué à l'AFP.
"Plus rien n'est accessible aux Chypriotes. Les propriétaires le savent, et ils ne recherchent que des étrangers", a déclaré Constantinidou, la trentaine.
En comparaison, dans la capitale Nicosie - à l'intérieur des terres et sans vue sur la Méditerranée - une unité jumelée de deux chambres au rez-de-chaussée peut encore être louée pour environ 650 euros par mois.
Mais Limassol - souvent surnommée "Moscou sur la Méditerranée" - est depuis longtemps un pôle d'attraction pour les russophones.
En février 2022, alors que Moscou commençait son invasion de l'Ukraine, les sociétés de technologie financière ont commencé à se retirer des deux pays en guerre et de la Biélorussie voisine.
Beaucoup se sont installés à Limassol pour profiter de l'environnement fiscal favorable à Chypre, et avec l'industrie lucrative est venue une nouvelle classe de professionnels fortunés.
En mai, le site de la société de communication russophone Vestnik Kipra comptait 3 000 nouveaux informaticiens sur sa liste, un nombre qui n'a fait qu'augmenter depuis.
Quant aux Ukrainiens, le maire de Limassol, Nicos Nicolaides, a estimé que plus de 10 000 personnes avaient déménagé à Limassol depuis la guerre, "ce qui est un nombre assez important".
Dmitri Leonov, qui travaille pour une entreprise fintech et a déménagé à Chypre depuis Moscou avant l'invasion, a déclaré que le salaire moyen dans le secteur était de 5 000 euros.
"Donc, pour eux, payer 1.500 euros de loyer n'est pas un problème", explique-t-il à l'AFP. "Cela a eu un impact assez profond sur le marché immobilier."
Lui-même payait 1 500 euros pour son appartement. Ensuite, le propriétaire a déclaré que le loyer montait à 2 000 euros.
Le jeune père s'est dit "très chanceux" de trouver un autre appartement dans les limites de son budget, considérant que "plus de 60 personnes" avaient postulé.
Le loyer à Limassol a bondi de 23% en une seule année, selon Ask WiRe, une startup chypriote d'analyse du marché immobilier.
En comparaison, il indique que le loyer à Nicosie a augmenté de 14 %.
Selon Marios Constantinou, directeur de l'agence immobilière QuickLets, cette augmentation a attiré "des investisseurs israéliens, qui considèrent Chypre comme une très bonne opportunité d'investissement".
L'afflux a également provoqué une flambée des prix de vente.
"Nous avons vu beaucoup d'appartements construits pour être vendus entre un demi-million et 700.000 euros", a déclaré à l'AFP Pavlos Loizou, fondateur d'Ask WiRe.
Il pointe sur une carte un appartement au centre-ville de Limassol : 475 000 euros pour 100 mètres carrés (environ 1 000 pieds carrés).
" C'est beaucoup trop ! dit Loizou.
Derrière ces projets à gros budget se trouvent souvent des investisseurs étrangers, " notamment des Israéliens ", a-t-il dit.
Pourtant, ce "triangle" des "étrangers vendant (des terres) à des étrangers, pour aménager et vendre ou louer à des étrangers" n'a rien de nouveau, selon Loizou.
Depuis 2008, les promoteurs ont traversé l'île, transformant la ligne d'horizon de Limassol en tours et maisons de luxe, ce qui en fait la ville chypriote la plus moderne.
Les banques gonflées de l'île ont accordé d'énormes prêts aux promoteurs sans hésitation, une tendance qui a contribué à pousser le pays au bord de l'effondrement financier en 2013 à la suite d'une crise dans la Grèce voisine.
"Le système économique est maintenant plus fort, mais il reste dangereux lorsque des étrangers prennent votre pays pour un terrain de jeu financier", a déclaré Constantinou.
Selon l'expert immobilier Antonis Loizou, 4 123 propriétés à Chypre ont été vendues à des étrangers en 2022, contre 2 432 en 2020.
Avant d'être abandonné en 2020, le programme de "passeport doré" de Chypre accordait la citoyenneté à des milliers d'investisseurs étrangers - dont beaucoup de Russie - en échange d'un investissement de 2,5 millions d'euros, souvent une propriété résidentielle.
Le programme a été dissous pendant des années, mais pas avant d'avoir embourbé les dirigeants politiques du pays dans la controverse et laissé une marque indélébile sur le marché du logement de Limassol.
Une liste de 5 millions de dollars d'une de ces résidences devrait rapporter une lourde commission à Florent Gastine, un agent immobilier français qui a échangé sa vie sur la Côte d'Azur contre le marché "en plein essor" de Limassol.
Avec vue sur mer, cuisine en marbre et piscine gigantesque, le même propriétaire russophone propose un autre appartement à louer à 18 000 euros par mois.
"C'est le prix du marché", a déclaré Gastine à l'AFP, expliquant que la fin du dispositif des passeports dorés a créé un effet domino. Les promoteurs ont construit moins d'unités de luxe, ce qui "a fait monter les prix".
La seule solution, selon le maire de Limassol, Nicolaides, est de construire des logements sociaux.
"Nous ne voulons pas que Limassol devienne une ville où seuls les cols blancs peuvent vivre", a-t-il déclaré à l'AFP.
"Pour les Chypriotes, c'est déchirant de penser qu'ils ne peuvent pas vivre là où ils sont nés."
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